ANOTER SOUL TO MEET MY VOID (HEEJUN)

La cigarette se consume tel ton cerveau qui cherche à ne pas perdre la fortune. Quelques billets traînent sur la table de poker, la somme totale des bouts de papier est phénoménale. Elle pourrait refaire la garde-robe de tout un orphelinat, mais elle servira probablement à un but moins généreux, moins rempli de bonté. La partie s'éternise et tu décides de faire le coup fatal. Jackpot, tu remballes. Il est temps pour toi de filer avec le pactole que tu viens de gagner. Tu sors de ce sous-sol qui sent le tabac à plein nez pour arriver dans un petit bar côté. L'endroit cache bien son jeu lorsqu'on ne connaît pas bien le lieu. La salle inférieure est privée, seule une petite catégorie de personnes peuvent y entrer. Les habitués, les friqués, les bandits et les jolies.
Avant de partir, tu fais un petit détour par le bar pour commander un whisky, de quoi te changer le goût du cendrier qui stagne sur ton palet. Sans glaçon sinon, c'est un massacre à l'arôme ambré. Tu jettes un petit coup d'œil à ta montre. Tu calcules ton temps de retard au dîner. Rare sont les jours où tu arrives le premier. La tragédie n'est pas au rendez-vous, car de toute manière, tu as réservé une table à ton nom. Ton invité, s'il est un minimum perspicace, il ira à l'accueil pour demander si t'es arrivé et la personne lui dira de t'attendre à cette table qui vous est dédiée.
Le verre arrivé, tu le bois en quelques gorgées tout en regardant d'un regard furtif ton entourage. L'ambiance est bien calme ce soir, trop posée à ton goût, alors tu ne seras pas déçu de la quitter.
Les clés de voiture en main, tu les lances dans ta paume, en haut et en bas, (repeat again) en haut et en bas. Ce soir, c'est toi qui conduis. Tu ne sais plus à quand remonte la dernière fois que tu as touché le volant. Fort longtemps, c'est certain. D'habitude, tu aimes te laisser conduire par ton voiturier parce que de cette manière, tu peux à ta guise, t'enfumer. Tu espères simplement ne pas croiser les flics sur la route, avec les quelques verres que tu t'es enfilé, tu pourrais très bien finir ta soirée en taule.

Sur la route, le son d'Outkast M.s Jackson vient guider l'allure de ta conduite étrangement douce. Au milieu du trajet, tu grilles une clope prenant soin d'ouvrir la fenêtre pour que la fumée s'échappe.

Arrivé au restaurant français le plus classé de Roppongi, tu sors de ta bagnole sans prendre la peine de te garer parce que c'est un mec à l'entrée qui va s'en charger. Mais avant de lui balancer les clés, il est important de remettre les choses aux clairs avec le chauffeur.
« Tu la railles... » Tes yeux fixent ses burnes. « Tu les perds.  »

Une fois que tu es entré dans l'établissement, la meuf de l'accueil vient te harceler.
« Bonsoir monsieur Sato, votre invité est arrivé... » Une main placée devant sa bouche, tu la coupe tout de suite pour ne plus l'entendre jacter.« Shuuuut. » Tu attends silencieusement, le regard fixé vers l'horizon. Elle se tait et attend une parole. « Merci. » Tu la regardes avec un sourire d'un air hautain et la demoiselle se sent rabaissée. Tu lui tapotes médiocrement une épaule avant de rejoindre ta table habituelle.

Au loin, tu aperçois une chevelure blonde. Depuis combien de temps t'attend t-il ? Peu importe, maintenant que tu es là, vous allez pouvoir commencer à manger. Tu t'assois à la table. Tes yeux ne l'ont pas encore regardé. Tu t'installes en enlevant ta veste que tu disposes avec précaution sur le dos de la chaise parce qu'il ne faut surtout pas la froisser. Et, ton regard dédaigne enfin le regarder. Un instant, sans un mot, tu contemples la douce beauté de ce dernier. Puis, tes pensées changent d'intérêt.

« T'aimes le vin Heejun ? »

Un échange de regard se fait à la dérobée en prenant le menu pour s'intéresser à la liste des vins proposés.

« Ne fais pas attention au prix, prends celui qui te donne envie. »

Péniblement, il lève ses yeux vers le rétroviseur central, faisant attention que le chauffeur de taxi ne le remarque pas. Il se regarde à travers, passe ses doigts entre quelques mèches, et ajuste son béret correctement. Nerveux, le coeur battant, il se souvient encore des quelques mots échangés avec l'homme qui le réduit en esclavage. Un dîner. Dans un restaurant prestigieux. Avec un homme au portefeuille le plus rempli de tout Tokyo. Soupir. Il est hors de question qu'il fasse mauvaise impression, voilà pourquoi il débarque devant le restaurant avec presque une demi-heure d'avance. Le regard vissé sur sa montre, il paie timidement le chauffeur de quelques billets et observe la devanture. Si seulement sa soeur pouvait voir ça... Un restaurant gastronomique français, loin d'être à la portée de tous. Lui qui rêve de faire voyager Hee Jin, il aurait aimé commencé par un voyage gustatif. Lui en mettre plein les papilles. Quelle belle illusion.

Il entre finalement à l'intérieur et s'incline à l'entrée dès qu'il voit le serveur. Dans un japonais des plus approximatifs, il finit par clairement dire les raisons de sa venue ici. Un rendez-vous avec un certain Sato Eiji. Avec une sobriété de maître, le serveur acquiesce après avoir regardé le carnet des réservations, et le conduit, le dos bien droit, vers la table qui a été réservée pour eux. Hee Jun n'est pas très familier avec cet univers où tout doit être retenu. Il s'assoit sans grande élégance, s'affale même sur le fauteuil, ôtant timidement son béret lorsqu'il remarque les regards dérangés des autres clients fortunés. Il est mal à l'aise, il aurait presque envie de regarder ses chaussures tout le long en attendant l'arrivée tant espérée de son client si particulier. Le temps passe. Il écoute le tintement des verres à pied, certainement pour célébrer quelque chose. Et puis soudain, une silhouette s'installe devant lui. Il sursaute, relève prestement son nez et quitte même son siège afin de respecter l'arrivant. Mais voyant qu'il ne lui accorde pas un regard, Hee Jun se rassied en raclant sa gorge, ses mains nerveusement posées sur la nappe impeccable de la table. Lui, choisir du vin ? Il scrute le regard particulier de l'homme. Il ne sait pas si c'est une bonne idée de le laisser choisir. « O-Oh n-non, à vous l'honneur Monsieur Sato... » Son japonais approximatif finira par lui coûter cher un jour, assurément. Et dans cette crainte de ruiner un contrat aussi important, il tend nerveusement le menu au jeune homme. Les yeux brillants. Le coeur battant la chamade. Les lèvres charnues.

Il te laisse choisir le vin et il te tend la carte. Tu prends le menu sans chercher à insister. Tu connais un peu le menu du restaurant, mais tu regardes toujours parce que la carte a tendance à changer. Tu jettes rapidement un petit coup d'œil et tu refermes le menu après avoir fait ton choix. Tu balayes du regard la salle pour chercher un serveur. Justement, un des serveurs te regarde au moment où tu lèves les yeux. En fait, il ne t'a pas lâché du regard depuis que t'es arrivé sur les lieux. Il sait que t'es un bon client, régulier, au gros porte-monnaie et très exigent. Tu lui fais un signe de main pour lui dire de venir. Rapidement, il arrive près de votre table et sort un carnet dans l'intention de noter.

« On va prendre un Château Latour de 1982. » Dis-tu en lui redonnant le menu.
Il range son carnet parce qu'il peut retenir ta commande. Il prend la carte et se retire aussitôt dans les cuisines. Tu regardes ton client qui a l'air tendu. Il ne bouge pas beaucoup, il ne fait pas beaucoup de bruits. Tu attends un instant, juste à le fixer de haut en bas. Tu l'examines un peu. Il est plutôt mignon dans son genre. Il doit sûrement faire fondre plus d'une femme. Elles doivent mouiller leur culotte juste lorsqu'il les salue.

« Parlons maintenant boulot si tu veux bien. » Tu croises les doigts, les mains collées l'une contre l'autre et les coudes posés sur la table. Simplement, tes yeux dépassent, des yeux sombres au regard corsé. Tu commences par ce qui intéresse toute personne qui décide de bosser avec toi : l'argent. Pour mieux te faire comprendre, tu te mets à parler coréen. Une langue que tu connais plutôt bien parce que tu as de la famille coréenne. «  Pour cette soirée, tu pourras gagner 67 000 yens. »

C'est toi qui fixe les prix de chaque personne qui contribue à cette soirée. L'argent vient de ta poche que tu gagnes. Parfois, les membres du club font des dons pour financer cette seule soirée qui a lieu une fois par mois. L'Underwater Bank n'est pas qu'un jeu, qu'un petit club de pacotille. De nombreux enjeux se représentent entre les plus riches de Tokyo qui se réunissent ce soir-là. Les riches y viennent ou des hommes influents que tu dois garder près de toi et en bon terme. Il n'est plus question d'amis ou d'ennemis, à cette soirée chacun doit y trouver son bonheur. Entre les armes, la drogue, les jeux et les prostituées, le secret doit être bien gardé. C'est bien pour cela que le club ouvre ses portes qu'une seule fois par mois. Il ne faut pas trop attirer l'attention sur lui parce que tu as déjà bien assez d'ennuis. Tu le gères à ta manière depuis plusieurs années, et cela, à l'air de bien fonctionner. Jusqu'ici, aucune couille n'est arrivée.

Le serveur arrive avec la bouteille de vin. Il l'ouvre devant vous pendant que tu restes muet. Il serre le liquide rouge foncé dans vos verres à pied. Il pose la bouteille sur la table et s'en va.
Le verre qui t'appelle par sa belle couleur profonde, tu te laisses rapidement tenté de le goûter. Avant de le déguster, tu le tournes quelques secondes dans ton verre et sens son odeur. Ton nez est comblé de sentir le bouquet de cassis, de noisette et de cuir qui se distingue de sa robe profonde. Une petite gorgée dans la bouche, tu la fais languir avant de l'avaler. Tu reposes délicatement ton verre et tu reprends ce que tu as commencé. « Par contre, si tu veux empocher cet argent, y'a des règles à respecter. » Un lever de sourcil, tu tiens à mettre les choses aux clairs dès le début.

Il le regarde dans un silence des plus sages. Ses yeux rivés sur chaque partie du corps qui compose cet homme en face de lui. Ses mains sont fines, précieusement agrippées sur le menu qu'il a ouvert pour observer la carte des vins. Son visage, quelque peut marqué par les ravages de la drogue sûrement, n'en est pas moins jeune. Atypique. Loin d'être purement japonais. Il le regarde, développe un intérêt soudain et une curiosité certaine à son égard. Lui, cet homme sûrement plus jeune que lui mal terriblement plus riche que lui. Folie des grandeurs. Ses propres mains se resserrent discrètement contre la nappe. Il ne connait pas le vin que l'homme a choisi. Il ne possède pas une culture étendue à ce sujet. Le vin, c'est bon qu'à se saouler avant de devoir coucher avec des veuves ou des mères insatisfaites. Cougars. Les ravages du temps sur leur visage. Frisson. Il se redresse légèrement sur son siège et reprend rapidement conscience lorsque l'homme le fixe à son tour. Plus sérieux. Plus mystérieux. Il l'observe attentivement alors que son visage ne soit caché par ses mains qu'il a ramené devant lui. Son regard le tue, l'intimide. Alors il baisse immédiatement le sien, sans pour autant baisser la tête, et il l'écoute. Pour entrer dans le vif du sujet, rien de mieux que de parler de sa récompense. Sa besogne. Son salaire. Et dans un coréen impeccable, le voici qu'il lui annonce une somme rondelette de 67 000 yen. Putain de prime, en effet. Hee Jun reste muet, déconcerté, rapidement rattrapé par le serveur qui revient avec le précieux vin.

67 000 yen, c'est énorme. Il a déjà reçu plus, mais jamais en une seule soirée. Il ne sait pas ce qui l'attend là-bas, chez ce type. Qu'y a-t-il de si différent pour que son prix soit si différent ? Et surtout, Hee Jun vaut-il si cher que cela à ses yeux ? Il remercie maladroitement le serveur et regarde la coupe de vin devant lui. Puis les autres clients autour de lui. Tout a l'air si retenu, sous contrôle. Il déglutit et se met à imiter son acolyte. Le regardant et mimant avec toute la bonne volonté du monde. Il fait doucement tourner le liquide foncé pour en sentir l'arôme. Mais rien de plus que du vin ne ressort de ce constat, l'odorat bien trop peu développé à ce niveau. Puis, il boit, comme le fait l'homme en face de lui. Il boit, boit, avant de reposer le verre à pied devant son assiette. Il n'est pas à sa place ici. C'est un chien lui. Un pauvre type qui doit vendre son corps pour vivre, ou plutôt survivre. Reprise des discussions. Il le met en garde de certaines règles. Hee Jun cligne des yeux et se conforte dans le coréen, sa langue maternelle que son employeur du soir semble partager avec lui. « Des règles ? Je vous écoute, Monsieur... » Monsieur l'inconnu. Son nom lui ayant déjà fait faux-bond. Mais quand on est impressionné par plus jeune que soi, plus gringalet que soi, il y a de quoi en perdre la tête. Le monde à l'envers. Le vertige des sensations.